Au cours des décennies passées, les pratiques documentaires traditionnelles de lieux de savoirs comme la bibliothèque — chercher dans des catalogues, parcourir les rayonnages, prendre des notes... — ont été doublées d’un ensemble de pratiques numériques nécessaires aux chercheurs pour consulter des plateformes en ligne et des bases de données — rechercher par mot-clé, filtrer les résultats, naviguer de lien en lien... Ces pratiques et leurs apprentissages, les stratégies et les démarches de recherche soulèvent des questionnements importants : comprendre « comment pense un savant » et ce que « s’orienter dans la pensée » veut dire à l’ère numérique implique d’élargir les objets traditionnels de l’histoire, la sociologie et l’anthropologie des savoirs. De récentes études menées en humanités numériques sur les pratiques savantes ont montré l’importance d’une recherche exploratoire plus libre : les moteurs de recherche ne satisfont jamais leurs usagers qui favorisent une démarche contextuelle de navigation pas à pas, en d’autres termes une forme de braconnage numérique. Pourtant, si ethnographes et anthropologues des savoirs se sont déjà penchés sur le rôle des pratiques matérielles de bibliothèque ou d’archive dans la fabrique des sciences, peu d’études ont été jusqu’à ce jour consacrées aux pratiques exploratoires et aux stratégies de navigation développées par les chercheurs au sein d’environnements numériques. Au croisement de l’ethnographie des pratiques savantes et des humanités numériques, cette étude se propose d’envisager l’aspect exploratoire de l’activité de recherche scientifique comme un cheminement intellectuel à travers un corpus rendu accessible par une plateforme en ligne. Notre étude de cas s’intéresse aux parcours de lecture d’usagers de Gallica en combinant une approche qualitative – faite d’entretiens semi-directifs et de mises en situation de recherche – avec une approche quantitative – l’analyse d’un an de logs serveurs de la plateforme par l’extraction de parcours, leur modélisation par chaînes de Markov et l’identification de cheminements types par analyse topologique des données. Notre enquête montre la grande complémentarité de ces deux approches et permet de documenter en détail les stratégies de navigation développées par les chercheurs qui témoignent de leur volonté de trouver « des embranchements originaux » à l’ère du numérique.