Logiques de synchorisation, lieux réticulaires et lieux de savoir
Du point de vue des savoirs, Internet est peut-Ăªtre ce que pouvait Ăªtre une «ville phare» telle qu’Alexandrie, Bagdad, Paris ou Rome. Ces villes furent autant de lieux qui incarnaient diffĂ©rentes expĂ©riences historiques des savoirs, chacune Ă©tant emblĂ©matique d’un moment et d’un espace privilĂ©giĂ© de la fabrique et de la transmission des savoirs. Bien que s’inscrivant dans un mĂªme mouvement propice Ă la rencontre, Ă l’émergence et Ă la circulation des savoirs, Internet est nĂ©anmoins un espace dont les propriĂ©tĂ©s diffèrent singulièrement de ce que pouvait offir de telles villes. En l’espace de quelques dĂ©cennies, en complĂ©ment de mĂ©tropoles telles que New York ou Londres, Internet est devenu l’un des plus puissants espaces de synchorisation. Jamais, il ne fut si aisĂ© de partager une spatialitĂ© commune sur de si vastes Ă©tendues. En particulier, WikipĂ©dia est probablement l’un des lieux les plus symptomatiques de ce potentiel. S’inscrivant dans le sillage du dĂ©veloppement informatique open source, WikipĂ©dia propose de reconsidĂ©rer la façon dont les savoirs en viennent à «faire corps et Ă faire lieu», en exploitant radicalement le potentiel d’interaction d’Internet, de la distanciation des corps et des mĂ©diations de l’identitĂ©. Ainsi, WikipĂ©dia Ă©claire tant par l’intensitĂ© de son usage que par ce qu’il propose comme expĂ©rience de la consultation et de la fabrique des savoirs. Comprendre l’inscription de WikipĂ©dia dans le contexte plus large des lieux de savoir, suppose de saisir Ă quel point l’espace n’est pas matĂ©riel, mais essentiellement relationnel. Un espace est avant tout un agencement particulier, un ordre de la coexistence. L’espace n’est pas ce qui est situĂ©, mais ce qui situe. L’espace permet de penser l’existence relative des choses, leurs relations, leurs positions et leurs situations. En cela, Internet est pleinement un espace, lui-mĂªme composĂ© d’espaces particuliers. Cette spatialitĂ© est complexe, car elle mobilise des rĂ©alitĂ©s matĂ©rielles et immatĂ©rielles selon des modalitĂ©s spĂ©cifiques fondĂ©es essentiellement sur la connexitĂ© et l’immatĂ©rialitĂ©. Une relation, avec Internet, est en effet consubstantiellement immatĂ©rielle et rĂ©ticulaire, peu importe les infrastructures et les dispositifs engagĂ©s. Cette particularitĂ©, parce qu’elle est parfaitement conforme Ă la fabrique et la transmission des savoirs, explique pourquoi Internet est Ă ce jour au coeur des rĂ©flexions sur le renouvellement des lieux de savoir. Aucun ne semble Ăªtre Ă©pargné : laboratoires, musĂ©es, bibliothèques, Ă©coles, tous sont Ă©valuĂ©s quant Ă la pertinence de leur territorialitĂ© et de leurs agencements matĂ©riels respectifs. Car en dĂ©veloppant Internet, c’est aussi l’espace que nous changeons. Or, changer l’espace, c’est changer la coexistence et plus prĂ©cisĂ©ment les modalitĂ©s pratiques de l’interaction sociale. Changer l’espace, c’est changer la sociĂ©tĂ©. Ainsi, plus que les lieux de savoir, ce sont aussi les savants qui sont reconsidĂ©rĂ©s. Qu’est-ce que savoir lorsque les savoirs sont plus largement accessibles et partagĂ©s ? WikipĂ©dia interpelle en effet quant Ă l’accessibilitĂ© des savoirs, lorsque le coĂ»t et le temps de l’accès deviennent nĂ©gligeables. WikipĂ©dia interpelle aussi quant Ă la production des savoirs, lorsque quiconque est virtuellement coauteur. En exploitant les qualitĂ©s propres d’Internet, WikipĂ©dia propose la plus vaste expĂ©rience de redistribution non seulement des savoirs, mais aussi de la lĂ©gitimitĂ© de les produire. Cette lĂ©gitimitĂ© est inversĂ©e, du savant Ă l’individu, de l’a priori Ă l’a posteriori., opĂ©rant un basculement en apparence anodin, qui recouvre pourtant un potentiel considĂ©rable de redistribution des capacitĂ©s de fabrique des savoirs. Comprendre un lieu tel que WikipĂ©dia, c’est aussi prendre la mesure de ce changement. Ce renouveau engage Ă en saisir les singularitĂ©s, dont l’existence de compĂ©tences partagĂ©es par une communautĂ© de savoirs et de savoirs-faire, l’importance de la transparence des actions et de la perspective historique des textes, sortes de palimpsestes idĂ©aux dont toutes les Ă©tapes peuvent Ăªtre reconstituĂ©es. L’économie du don, aussi, est d’une rare complexitĂ©, lorsque le coĂ»t unitaire d’usage est nĂ©gligeable alors que le coĂ»t de fonctionnement gloable est considĂ©rable. Aussi, des lecteurs aux IP (individus anonymes caractĂ©risĂ©s par leur seule adresse IP) en passant par les divers administrateurs, les rĂ´les sont partagĂ©s, inĂ©gaux et constitutifs de cet espace. WikipĂ©dia est un lieu de savoirs de son temps, qui produit des savoirs de son temps, avec des modalitĂ©s pratiques de son temps. C’est aussi un espace «thĂ©Ă¢tralisé» particulièrement sophistiquĂ©, au sein duquel l’intĂ©gration ou la stigmatisation d’un individu passe par des modes de visibilitĂ© et de reconnaissance tout Ă fait spĂ©cifiques, qui Ă©clairent les pratiques lĂ©gitimes ou illĂ©gitimes, ainsi que les modalitĂ©s de leur Ă©valuation. Entre surveillance des administrateurs et sousveillance gĂ©nĂ©ralisĂ© des lecteurs, WikipĂ©dia articule en effet Ă©troitement deux options opposĂ©es et complĂ©mentaires du contrĂ´le social de ce qui convient. Par ailleurs, c’est la lĂ©gitimitĂ© sociale d’un tel lieu ainsi que les savoirs qui en Ă©mergent qui sont questionnĂ©s. La qualitĂ© des savoirs encyclopĂ©diques revĂªt une exigence particulière qui sied mal, par exemple, avec l’habitus universitaire qui n’engage pas la communautĂ© scientifique institutionnalisĂ©e Ă participer activement Ă un tel renouvellement des lieux de savoir, si ce n’est pour le dĂ©crier ou en profiter passivement. Pourtant, dès lors que les savoirs sont conçus «à la fois comme le produit et comme le principe constituant de configurations spatiales», il est manifeste que WikipĂ©dia change tout autant l’espace que la sociĂ©tĂ© dans son ensemble.
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