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"Soit un individu se dirigeant d’un pas assuré sur le pavement devenu quelque peu fatigué à force, longeant la côte offerte à la houle et à la marée sur Black Bay, il y croise d’autres marcheurs tout aussi empressés que lui de rejoindre à plus d’une heure leur demeure après une journée de travail et profite de ce détour pour embrasser du regard la skyline changeante de la ville qu’il redécouvre chaque jour et où se mêle promeneurs nonchalants, joggeurs attentifs à leurs cadences imposées, marchands ambulants sur le qui-vive et autres badauds émerveillés, qui s’y affairent à la tombée du jour, où la chaleur s’estompe, le soleil vire au rouge et une légère brise rafraichit les tempes et soulève les voiles colorés des saris qui papillonnent au loin." Voici le portrait sui generis d’une fin de journée sur Marine Drive, lieu emblématique de Mumbai, qui compose l’espace d’un instant ce qui tendrait à faire « monde » dans la métropole indienne. Ici, peut-être plus qu’ailleurs, l’adage de Michel De Certeau (1980) vaut la peine d’être reconnu : « les jeux de pas sont façonnages d’espace, ils trament les lieux ». La marche serait-elle la condition nécessaire, mais suffisante pour exprimer un lieu ? En tant qu’événement dans l’étendue, le lieu est une fraction de terre où l’on séjourne, que l’on peut quitter et où l’on peut revenir. « Par rapport à lui s’ordonnent ainsi les mouvements de l’être. Le lieu est un ensemble de signes qui s’y cumulent et s’y organisent en un signe unique et complexe. » (ZUMTHOR, 1993, p.52) La marche produite par les différents usagers est l’un de ces signes, qui attestent et témoignent du lieu, inscrivent à leur façon son histoire. Dans la découverte de soi par le lieu, chaque individu connaît une variété infinie de lieux, pourtant certains connaissent et possèdent une valeur intrinsèque forte et signifiante à l’échelle de la ville, de la métropole, du monde. C’est la présence humaine qui l’a institué, en vertu de leur capacité émotionnelle, de la hiérarchie des souvenirs et des évènements qui ont pris place. Chacun, à sa manière, offre une matrice, un « terrain », un ensemble de « prises » (J.J. GIBSON, 1977), contacts, co-présences et co-spatialités (LÉVY, 2013) à intensité et dynamique spatio-temporelle variée. Le lieu est ainsi moins à concevoir en tant que passages que fait de rencontres. C’est un processus, le résultat d’une construction, dont la marche est assurément l’un des moteurs. En terme de pragmatique de la ville, la promenade constitue peut-être un archétype de la marche, dans sa subordination de l’espace à une pratique et inversement, de la pratique à un espace. L’individu est considéré comme actif, en marche, susceptible d’applications pratiques sur l’espace qu’il parcourt. La promenade comme acte est conduite justement soit par un véritable besoin d’enracinement, en terme de représentations collectives ou de constructions de commun, en renouvelant constamment l’espace de la ville grâce à la pratique de la promenade, tels une procession, un pèlerinage en « faisant le tour de… » ; soit en terme d’évasion, lieu de détente et de récréation, d’ennui ou d’envie, de conquête ou de renouveau, comme en témoigne l’image du flâneur au milieu du XIXe siècle. Lieu de représentation par excellence, la promenade résume somme toute un espace de « captation du monde » (BESSE, 2003), dans le sens où il relit les hommes à leur milieu, l’écoumène, et devient un espace « spectacle » d’exposition et de « présentation de soi » (GOFFMAN, 1973). Dans cette entreprise d’observation et de traduction des gestes en signes, chaque individu construit dans et par sa marche l’identité du lieu. Cartographier l’espace public par la marche repose sur une lecture de la marche pour mieux saisir à la fois, qui et, ce qui fait ou pousse à « faire lieu ».

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